Le pique-nique de Houdini
in: Le Merveilleux saloon de McSorley. Récits New-yorkais, p. 361 – 378
Les calypsos viennent de Trinidad, une île britannique des Caraïbes proche de la côte du Venezuela qui fournit aussi au monde de l’asphalte ainsi que l’amer Angustura. Ils sont composés par des hommes hautains, amoraux qui boivent sec et qui se donnent le nom de calypsoniens. En grande majorité ce sont des Noirs. Une guitare sous le bras, ils passent leur temps dans les rhumeries et les cafés chinois de Marine Square et Frederick Street à Port-of-Spain, la ville principale de Trinidad, en quête de rumeurs autour desquelles ils pourraient construire un calypso. Nombre d’entre eux se vantent avec raison du fait que des femmes se battent pour avoir le droit de subvenir à leurs besoins. La plupart sont des vétérans des prisons de l’île. Pour se distinguer des hommes ordinaires, ils n’utilisent pas leurs noms légaux mais vivent et chantent avec des titres adoptés tels que Growler, Lord Executor, King Radio, Attila the Hun, Lion, Gorilla, Caresser, Senior Inventor et Lord Ziegfield. Quelques-unes de leurs chansons sont fondées sur des faits-divers sensationnels – un meurtre dans une chambre à coucher, un combat au cran d’arrêt entre deux sous-maîtresses connues, le suicide d’une Anglaise blanche concupiscente. D’autres calypsos ont pour sujet des thèmes abstraits tels que l’amour, l’honneur, la chute de l’homme, la sagesse d’épouser une femme plus laide que soi ou la question de savoir si une gueule de bois au gin est plus douloureuse qu’une gueule de bois au rhum. D’autres sont des études de caractère ; l’un d’entre eux a pour titre « On parle de la méchanceté de Nora ». La fragilité de Nora y est définie dans un vers qui revient sans cesse : « Elle se rend à la vieille salle de bal et boit de l’alcool avec Pierre et Paul ».
Quelques calypsoniens chantent dans un patois qui contient des mots et des expressions en anglais, espagnol, français et hindou, mais la majorité chante en anglais avec un accent britannique bizarrement déformé ; dans leur bouche, « parrot » devient « pair-ott », « temperament » devient « tem-pair-a-mint » et « hat » devient « hot ». Ils aiment beaucoup les mots très longs et leur conversation est flamboyante. Le Lion, par exemple, ne dit pas « Bonjour » ; il dit « J’embrasse la rotondité du conformisme et vous souhaite une bonne journée ». Nombre de calypsos sont considérés comme obscènes ou subversifs par le gouvernement colonial anglais, qui parfois interdit une chanson et emprisonne le chanteur. Peu avant la guerre, pour des raisons supposées diplomatiques, le gouvernement a interdit un calypso arrogant intitulé « Hitler demande », dans lequel le Growler chantait : « Hitler, mon gars, vas-y mollo, sans ça c’est sûr qu’on va te virer d’Allemagne ». Selon le Growler, le « on » signifiait l’Empire britannique.
Le plus prolifique des calypsoniens est un Noir qui se fait appeler Wilmoth Houdini. Il y a quelques années, il a quitté Trinidad et a travaillé comme mécano sur un cargo pour aller à New York. Il rentre parfois chez lui pour une longue visite et paye ses frais en chantant dans les cinémas de Port-of-Spain avec des affiches indiquant qu’il est « Le roi du calypso à New York », mais la plupart du temps il vit dans une chambre meublée de West 114th Street, dans le sud de Harlem, où vivent beaucoup d’immigrants de Trinidad. Sur son passeport, son nom est Edgar Leon Sinclair, mais à Harlem tout le monde l’appelle Mr. Houdini. Il a emprunté le nom à une série qu’il a vu en 1916 dans lequel apparaissait Houdini, le magicien. Il a été le premier calypsonien à enregistrer des disques. Il a composé des milliers de chansons et plus de six cents d’entre elles ont été enregistrées. Il est l’auteur de nombreux classiques, parmi lesquels on trouve « Old Man You Too Old, You Too Bold, in Fact You Too Cold », « I Like Bananas Because They Have No Bones », « Keep You Money, Hot Daddy » et « Drunk and Disorderly ». Houdini apparaît en public à l’occasion de « pique-niques » mis en place dans les salles de Harlem par une organisation d’Antillais conviviaux et nostalgiques intitulée le Trinidad Carnival Committee. Il est l’âme du Committee ; les autres membres sont la gérante d’un salon de beauté, un ancien conseiller municipal et un dentiste. Il y a à Harlem deux bons groupes antillais de musique hot, les Caribbean Serenaders et les Krazy Kats, et ce sont des musiciens de ces deux groupes qui sont engagés pour faire de la musique pendant les pique-niques. Le Committee envoie des dépliants sur lesquels figure cette proclamation : « Dînons et dansons ! Les gens parlent de Danse ? Monsieur, regardez la Danse ! Madame, regardez la Danse ! »
Un soir je me suis rendu à un des pique-niques du Committee avec Mr. Ralph Perez, un Portoricain d’origine espagnole qui travaille au département d’exportation chez Decca Records, Inc. Il est dans l’industrie du disque depuis presque vingt ans et élabore des catalogues de musique latino-américaine, mexicaine et antillaise pour plusieurs compagnies. Decca l’envoie à Port-of-Spain une fois par an. Il y va juste avant le Carnaval précédant le carême, quand les calypsoniens installent des « tentes » au toit de palmes dans les terrains vagues et chantent leurs chansons les plus récentes. Il loue une maison, l’insonorise, dessoûle quelques chanteurs et enregistre des calypsos pour un an.
Le pique-nique auquel Mr. Perez m’a emmené se tenait dans une longue salle étroite au deuxième étage d’un bâtiment minable dans Lenox Avenue, un peu en dessous de 116th Street. Quand nous sommes arrivés, à dix heures, il n’y avait encore qu’une cinquantaine de personnes. « Les pique-niques commencent en général tard et finissent au petit matin », a dit Mr. Perez. Contre un mur étaient alignées une série de chaises au dossier en bois. Un grand nombre de femmes corpulentes d’une quarantaine d’années y étaient assises, fumaient des cigarettes et bavardaient. Des cordes avaient été tendues pour séparer l’orchestre du public. De l’autre côté, dans le coin le plus éloigné, il y avait un petit comptoir et cinq tables recouvertes de toile cirée blanche. À ces tables, un jeune Noir et des femmes créoles en robes du soir s’étaient assis pour boire. J’ai vu une de ces femmes sortir une petite bouteille de whiskey de son sac à main. Elle a versé un peu de whisky dans un gobelet en carton, l’a bu d’un trait et a remis la bouteille dans son sac. « Elles attendent leurs hommes, a dit Mr. Perez. Dans ce quartier, les hommes travaillent tard, pour la plupart. Les hommes que vous allez voir ce soir sont liftiers, coiffeurs, employés d’hôtel, musiciens, et quelques-uns ont des professions libérales. » Nous nous sommes rendus au comptoir, qui était tenu par une femme plantureuse et souriante. Mr. Perez a dit qu’elle était Mrs. Lynch, membre du Comité et gérante d’un salon de beauté de Harlem. Aidée par ses deux filles, mignonnes et graves, Mrs. Lynch mettait des bouteilles de bière et de soda dans une grande bassine à moitié pleine de glace pilée. À l’arrière du bar était accroché un panneau : « Patties et Paylou servis gratuitement au bar à l’entracte. Boissons vendues à un prix modéré ». Mr. Perez a expliqué que la boisson préférée pour les pique-niques était du rye avec du soda. « Les gens viennent le plus souvent avec leur whiskey », a-t-il dit. Quand Mrs. Lynch a terminé de mettre les bouteilles dans la glace, elle a dit : « J’ai demandé à Houdini de se dépêcher d’aller chercher le whiskey que nous allons vendre ici ce soir et il prend vraiment tout son temps. » Du fil blanc pendait aux oreilles de Mrs. Lynch et je lui ai demandé ce que cela signifiait. « Simplement du fil dentaire, a-t-elle dit. Je me suis fait percer les oreilles pour des boucles d’oreilles, et le doc m’a suggéré de garder les trous ouverts avec du fil dentaire. Ça a sans doute l’air bizarre, mais ça fait pas mal. » J’ai entendu du bruit dans l’escalier et le groupe est arrivé. Il y avait Gregory Felix et trois membres de son orchestre, Krazy Kat – un batteur, un violoniste et une pianiste. La pianiste était une jeune femme nommée Wilhelmina Gale. « Je suis la clarinette, a dit Mr. Felix, et Houdini va jouer des shakers et de la bouteille de gin. En fin de compte, nous avons un orchestre de cinq musiciens. » Miss Gale s’est dirigée vers le piano droit et a enlevé les volets à l’avant et sur le dessus. Puis, sans aucun préliminaire, elle et les autres musiciens ont pris place et ont commencé à jouer une rumba. Presque immédiatement, comme après un signal, les gens ont commencé à arriver en masse dans l’escalier. Bientôt, plus de deux cents Noirs se pressaient dans la petite salle.
Quand le groupe a terminé deux rumbas, un homme mince au regard triste est arrivé depuis l’escalier. Il y avait une rose jaune dans le revers de son pardessus en poil de chameau. Il avait un gros paquet sous un bras et une grande poêle à frire sous l’autre. Le couvercle de la poêle était attaché par une grosse ficelle. « Voilà Houdini », a dit Mr. Perez. Houdini passa d’un pas leste devant le groupe en disant : « J’ai du whiskey et du paylou, mes ptits gars. » Mr. Perez a expliqué que le paylou consiste en morceaux de volaille cuits avec du riz et des oignons. (À Charleston on l’écrit « pilau ».) Houdini a donné la poêle de paylou à Mrs. Lynch. Mr. Perez m’a présenté à Houdini et il a dit : « Heureux de vous connaître. Buvons quelque chose. » Il a déchiré l’emballage de son paquet et a posé cinq bouteilles de whiskey sur le comptoir. Puis il est ressorti un instant et est revenu avec une grosse cruche contenant un liquide laiteux et dense. « De la bière au gingembre artisanale, a-t-il dit. C’est la boisson qui domine l’alcool. Le whiskey peut descendre jusqu’aux pieds quand on a de la bière au gingembre dans le corps, mais il ne peut pas vous monter à la tête parce qu’il est dominé. » Il a versé un peu de bière au gingembre dans un gobelet en carton et l’a mouillée d’une bonne quantité de whiskey. Il l’a bu d’un seul coup. Puis il a dit : « Mes shakers, ils sont où ? » Mrs. Lynch lui a tendu une paire de maracas, des gourdes avec du plomb de chasse à l’intérieur. « La première chanson sera « Daddy, Turn on the Light » », a-t-il dit. Il s’est rendu dans l’espace de l’orchestre, s’est mis debout sur une chaise et a crié : « Allons-y, mes ptits gars ! » Le groupe s’est animé quand il a commencé à secouer les maracas. Rapidement, la salle s’est remplie de danseurs de Lindy-hop, Susy-Q et shim-sham-shimmy, Houdini a mis les maracas dans les poches de sa veste et a saisi un mégaphone. Les danseurs ne paraissaient pas faire attention à lui pendant qu’il chantait, mais les vieilles femmes assises bien droites sur les chaises le long du mur l’écoutaient attentivement avec de larges sourires. Le premier couplet était :
Mets donc la lumière, Pap-paa.
Pourquoi tu veux mordre ?
Chéri, faut pas me serrer.
Comme si tu voulais me tuer ce soir.
La chanson a continué, encore et encore. Elle s’est terminée sur :
Voilà ce que je veux savoir.
C’est inévitable et tu le sais.
Papa, faut pas que tu me traites ainsi,
Faut me laisser partir, me laisser libre.
Par did de-dup, bick bick bickety buck,
Faut me laisser libre !
Une fois la chanson finie, Houdini a sauté de la chaise et s’est précipité au bar. « Où est ma bière au gingembre ? » a-t-il demandé. Mrs. Lynch lui a tendu la cruche et il a fait son mélange pour le groupe. Trois rangs d’hommes et de femmes se pressaient au comptoir. Mrs. Lynch avait à peine le temps de mesurer le whisky à quinze cents la mesure. Quelques personnes avaient une bouteille de soda à l’orange dans une main et une mesure de whiskey dans l’autre et buvaient une longue gorgée de soda après une rasade de whiskey. Une fille à moitié soûle est montée en riant sur une table et s’est mise à faire des claquettes. La table s’est inclinée, elle a crié et a sauté sur le sol, déchirant l’arrière de sa robe. Une femme plus âgée, sans aucun doute sa mère, s’est précipitée vers la fille et a examiné sa robe. « Pourquoi tu te conduis pas mieux, Miss Tortille-du-Cul ? » a-t-elle dit. Maintenant t’as déchiré ta robe. » « Oh, je m’en fiche, a répondu la fille. Elle me serrait aux fesses de toute façon. » Houdini est allé derrière le comptoir prendre une bouteille de gin carrée. Il m’a montré la bouteille. « Je l’ai rapportée de Trinidad, a-t-il dit. J’ai frappé pas mal d’airs là-dessus. Je peux la faire palpiter. Je l’appelle Vieille Tête Carrée. » La bouteille était remplie d’un tiers d’eau. Le groupe a démarré une autre rumba – tout ce qu’ils jouaient ressemblait à une rumba –, Houdini est allé rejoindre les musiciens et il est remonté sur sa chaise. Il s’est lancé dans un rythme excitant sur la bouteille avec une cuillère. Il n’a pas tardé à faire plus de bruit que tous les autres musiciens. Au bout d’un moment, sans prévenir, il s’est mis à chanter :
Je cherche la misère
Partout où je vois Johnnie.
Écoutez tous, apitoyez-vous :
Pour Johnnie la tombe, et moi la potence.
Les vieilles femmes le long du mur se sont remises à sourire. « Le titre de celui-ci est « Johnnie Take My Wife » », a dit Mr. Perez.
Ce Mr. Johnnie y doit être très gentil,
Car ma femme a appelé Johnnie en dormant.
Mais dès aujourd’hui je veux partir
En chasse, attraper ce gigolo, Mr. Johnnie.
Je suis rentré chez moi prendre un fusil,
Ma femme m’a vu venir et s’est mise à courir.
Mais je vais vous dire où j’ai perdu la tête :
Mr. Johnnie, l’était caché sous le lit.
Johnnie, jamais t’aurais dû faire un truc pareil,
Poignarder Papa Houdini dans le dos.
Le juge et le jury, ils verront mon visage,
Car tout ça finira par une affaire de meurtre.
La chanson suivante de Houdini parlait aussi d’un amour malheureux. Elle était excessivement sentimentale. Par moments il cessait de chanter et parlait dans un langage incompréhensible : « Bick bick bickety bong bong de dup ». Le refrain était : « Mais je suis sûr que tu paieras pour mon amour un beau jour, c’est tout ce que j’ai à dire ». Seuls les vieilles femmes le long du mur l’écoutaient. Les hommes et les femmes sur la piste de danse s’occupaient de leurs affaires. De temps en temps, une des danseuses particulièrement exubérante frissonnait et laissait échapper un puissant grognement, et tous les autres se mettaient à rire aux éclats et à crier : « Tiens bon ! Tiens bon ! » ou « Du calme, ma sœur ! » Mr. Perez regardait les danseurs transpirants et il m’a dit : « Il y a des mélanges de sang à Trinidad. Du sang français, espagnol, antillais, noir, hindou et chinois. On le voit bien sur leurs visages ici. On voit un peu d’hindou dans le visage de ce gros danseur de rumba. Il y a des milliers d’Hindous à Trinidad. La fille avec lui est créole. » J’ai observé la créole. Elle avait un très beau visage. Elle me rappelait Dolores Del Rio. Au bout d’un moment, Houdini a été fatigué et est descendu de sa chaise. Mr. Perez lui a demandé de s’asseoir avec nous et de prendre un verre. Il a apporté sa cruche de bière au gingembre à la table. Je lui ai demandé comment il était devenu un chanteur de calypsos, et il a commencé à parler doucement et rapidement, presque comme un orateur.
« J’ai été inspiré en 1916, a-t-il dit, avant ça, j’étais juste personne. L’année 1916, un groupe a été créé à Port-of-Spain par une fille qui s’appelait Maggie Otis. Elle était la reine du groupe. Moi j’étais le roi. Il s’appelait les African Millionaires. Il comprenait vingt-quatre hommes et femmes. Les hommes avaient une chemise rayée en soie verte, un pantalon en flanelle, des chaussures blanches, et chacun de nous portait soit un appareil photo, soit un crocodile empaillé ou une paire de jumelles. C’était pour copier les riches touristes qui venaient à Trinidad. Les filles étaient habillées de façon semblable. Pour Mardi-Gras, qui tombe les deux jours avant le Carême, les grands magasins et les entreprises de Port-of-Spain offrent des prix de rhum et d’argent aux calypsoniens qui improvisent la meilleure chanson vantant leurs produits. En 1916, avec les African Millionaires derrière moi, j’ai participé à ces concours publicitaires et j’en ai gagné sept en une journée en improvisant contre des hommes comme Senior Inventor et Lord Executor. J’ai ramassé le grand prix des gens d’Angostura Bitters et le grand prix des gens de la brasserie Royal Extra Stout, et le reste pareil. Pour ces concours, il faut improviser une chanson sans préparation, et il faut que le tempo soit en concordance parfaite avec l’orchestre. Il faut être inspiré pour y parvenir.
« Ce soir-là, dans une tente, j’ai eu une guerre avec quelques vieux calypsoniens. Une tente est une cabane en bambou avec un toit de palmes. Les calypsoniens chantent là pendant le carnaval et font payer l’entrée. Une guerre a lieu quand trois calypsoniens viennent sur l’estrade dans une tente et improvisent en vers. Un homme commence par des vers où il explique à quel point les visages des deux autres sont laids et leur morale est impure. Puis le suivant reprend la chanson et la poursuit. Cela continue encore et encore. Si on hésite quand c’est son tour, on n’ose plus se dire calypsonien. La plupart des chants de guerre sont composés d’insultes. On invente ses insultes et puis le suivant vous insulte à son tour. Celui qui trouve les meilleures insultes est le gagnant. J’étais tellement insultant au cours de ma première guerre que les deux autres m’ont félicité. Depuis, je maintiens mon prestige et mon intégrité en tant que Houdini le calypsonien. J’ai un cerveau qui fonctionne comme une horloge. Je peux chanter n’importe quand et sur n’importe quel thème. Si vous me demandez : « Chantez quelque chose sur le monsieur là-bas », je déglutis une fois et je me lance. »
La belle Créole est venue à notre table. Elle a posé une main sur le crâne de Houdini et a dit : « Cesse de frotter tes gencives et viens m’aider à boire quelque chose. » Houdini a ri et a dit : « Avec grand plaisir, Madame ! » Il lui a versé un verre ; elle l’a embrassé et est repartie.
« Excusez l’interruption, a dit Houdini en suivant la fille des yeux. Comme je le disais, Je suis un vrai calypsonien, le seul dans ce pays. Bien sûr, je dois retourner à Trinidad pour renouveler mon inspiration. C’est comme une porte qui est restée fermée longtemps. Les gonds deviennent rouillés. Mais dès que la rouille tombe des gonds, la porte est à nouveau souple. Je dois retourner à Trinidad pour faire tomber la rouille emmagasinée. Je dois retourner pour manger du calaloo. C’est de la soupe au crabe bleu. Une soupe du dimanche. Je dois retourner pour boire des juleps à la menthe. C’est du jus de noix de coco verte avec du gin. Cela renforce mes vitamines et contribue à mon inspiration. Je vais vous dire quelque chose de très bizarre à mon sujet. Je suis né à Brooklyn. L’année 1902. Père était steward et la famille vivait à Brooklyn quand je suis né. Naturellement, nous sommes retournés à Trinidad quand j’ai eu deux ans. Je viens d’une famille de voyageurs. »
« Houdini, viens ici ! » a crié Mrs. Lynch.
« J’arrive tout de suite », a dit Houdini. Puis il a bu un autre verre et a repris sa conversation. « Je vous dis, la chose que je ne comprends pas c’est pourquoi une grande boîte de nuit ne m’engage pas pour chanter des calypsos. Ce serait magnifique. Ça ferait fureur. Ça arrivera un jour ou l’autre. Si le whiskey ne m’achève pas, je finirai à Madison Square Garden.
« Je possède maintenant un très grand nombre de compositions. Elles me viennent à toute heure du jour ou de la nuit. Hier soir je suis allé à l’Apollon Theatre et je suis rentré sous le crachin. J’ai décidé de prendre un bain pour ne pas m’enrhumer. J’étais dans la baignoire quand l’idée d’un calypso m’est venue. J’ai tapé sur le rebord de la baignoire avec mes ongles pour trouver l’air. Il s’est trouvé que le titre était « From the Day of Birth I Been Told I Got Rhythm in My Soul ». Ma malle est tellement pleine de compositions que je n’ai plus de place pour mes complets. Bientôt je crois bien que je vais enregistrer quelques nouveaux disques. Avant on me payait cinquante dollars, à moi et aux musiciens, et des royalties d’un penny par disque. Les royalties se sont raréfiées et je crois bien que je vais faire d’autres disques. Je suis assez bien connu pour les calypsos suggestifs, mais je suis un vrai catholique et j’ai composé de nombreux calypsos hurlés de nature religieuse. L’un d’eux est une chanson de Noël. Elle commence comme ça : « La sainte Vierge a eu un petit garçon. Le bébé venait du Royaume et le nom du bébé était Jésus. » »
Il a une fois de plus été interrompu.
« Tu dois venir m’aider pour le paylou ! a crié Mrs. Lynch. C’est l’entracte ! »
« Tout le monde dépend de moi, a dit Houdini en se levant. Après un pique-nique, je reste une semaine au lit. »
Il a couru au bar et a enlevé les ficelles de la poêle à frire. Il a enlevé le couvercle et a commencé à servir le paylou, à déposer des tas de riz et des morceaux de poulet sur des assiettes en carton. Mrs. Lynch faisait passer les patties. C’étaient des feuilletés à la viande relevés aux herbes et enveloppés de papier paraffiné. Rapidement, Houdini a envoyé un homme à l’appartement de Mrs. Lynch chercher deux autres poêles de paylou et patties. Toute personne qui montrait le talon du billet d’entrée de cinquante cents avait droit à une assiette de paylou servie par Houdini et à un patty distribué par Mrs. Lynch. « J’ai confectionné ces patties a dit Houdini, ils sont signés par moi. » Les gens mangeaient debout. Peu à peu le sol autour du comptoir était parsemé d’assiettes, de fourchettes et de petites bouteilles d’alcool vides. Une femme âgée était assise dans un coin et dormait paisiblement, la bouche ouverte, au milieu du vacarme. « Elle y a mis du sien, pour perdre conscience comme ça, a dit Houdini. Si elle se réveille pas, elle va se faire avoir pour le paylou. » Il est allé vers elle, l’a secouée pour la réveiller et a posé une assiette de paylou sur ses genoux. Elle a ouvert des yeux troubles et a dit : « Je te remercie. Maintenant va me chercher une fourchette. » L’entracte s’est terminé à deux heures et demie. Le groupe s’est alors remis au travail. À trois heures, Mr. Perez et moi avons dit au revoir à Mrs. Lynch et à Houdini. Quand je me suis tourné pour descendre l’escalier, j’ai regardé derrière moi et j’ai vu Houdini qui remontait sur sa chaise. Il frappait le rythme sur Vieille Tête Carrée, la bouteille de gin verte en chantant un calypso intitulé, m’a dit Mr. Perez, « Tiger Tom Kill Tiger Cat, Damblay Santapie and Rat ». Je lui ai demandait ce que signifiait le titre. « Je l’ignore, m’a-t-il dit. Quelque chose à propos d’une femme, je crois. »
Dans la rue, Mr. Perez et moi nous sommes arrêtés dans un café qui servait du poisson frit pour boire une tasse de café. Je lui ai demandé quelle était l’origine du calypso et il m’a cité une chanson écrite par Lord Executor :
Voulez-vous savoir ce qu’est le calypso ?
Les Créoles le chantaient dans leur berceau.
Dans une tente en bambou sur des tambours d’Afrique on le dansait
Et pour s’amuser c’était en en patois qu’on le chantait.
Aujourd’hui il résonne
Sur un gramophone.
Mr. Perez a expliqué que calypso était sans doute un ancien mot patois qui signifiait « chant de travail ». Il ne semble pas qu’il y ait de rapport entre les chansons calypsos et la Calypso de l’Odyssée. Les historiens de l’île pensent que cette institution date de l’époque où les esclaves, récemment arrivés d’Afrique, se divisaient en groupes compétitifs et chantaient des chants moqueurs pour s’insulter quand ils travaillaient dans les champs. Cependant, dans leurs huttes, le soir, leurs chansons devenaient des attaques contre leurs maîtres. Quelques calypsoniens chantent encore en suivant cette tradition. Quand Sir Alfred Claud Hollis, autrefois gouverneur de Trinidad pour la Couronne, est retourné en Angleterre, un calypsonien a chanté :
J’avoue avec un grand délice
Que j’étais content du départ de Sir Hollis.
Il ne s’intéressait qu’à son propre plaisir
Sans avoir de travail comment peut-on se nourrir ?
Growler et Attila the Hun ont souvent fait de la prison pour avoir critiqué l’administration coloniale. Les administrateurs de la Couronne ont évidemment des sentiments mitigés sur le calypso ; pour Mardi-Gras, ils donnent 500 dollars de prix pour les meilleures chansons, ce qui ne les empêche pas d’exercer une censure stricte et parfois étouffante sur les chanteurs. Mr. Perez doit soumettre au secrétaire colonial toutes les chansons qu’il veut enregistrer. Nombre de chansons très inspirées sont refusées parce qu’elles sont considérées comme indécentes, sacrilèges ou « préjudiciables au gouvernement ». Certains calypsoniens s’attirent des ennuis auprès de l’administration en composant des calypsos qui sont un chantage. Un de ces chanteurs, ayant appris quelque chose d’embarrassant pour un notable trinidadien, écrit une chanson sur ce sujet ; il va ensuite voir l’homme et lui propose d’oublier la chanson pour quelques dollars. Parfois, une fois qu’il a été payé, il va quand même la chanter dans les cafés et les rhumeries, juste pour déconner.
Le bienfaiteur principal des calypsoniens est un homme d’affaires portugais du nom d’Edward Sa Gomes qui dirige une chaîne de magasins de disques à Trinidad et à Tobago, une île proche. Il leur prête de l’argent, les fait mettre en liberté provisoire sous caution quand ils se retrouvent en prison et sert d’arbitre dans beaucoup de leurs disputes. Il aide Mr. Perez à trouver des chanteurs à enregistrer. Mr. Perez paye les calypsoniens dix dollars par chanson plus des royalties. Lors d’un voyage il en a enregistré trois cents. Quand les chanteurs sont payés, ils dépensent immédiatement l’argent en vêtements et en alcool. Ils n’arrêtent pas de se disputer, parfois pour des raisons d’affaires sournoises. Par exemple, Houdini a un jour enregistré un disque insultant intitulé « Executor, l’homme sans toit ». Lord Executor a répondu avec un disque tout aussi insultant, « Ma réponse à Houdini ». Les Trinidadiens ont acheté les deux disques, simplement pour voir quelle réputation en avait pris un coup. Lord Executor est le doyen des calypsoniens. Il est vieux, desséché et susceptible. Il marche dans les rues en bougonnant. Il dit qu’il compose, mais ses collègues disent : « Il a pris une cuite bougonnante. Ses chansons sont toutes lugubres, comme « Sept squelettes trouvés dans la cour » ou « Je sais pas comment vivent les jeunes ».
Peu de calypsoniens savent lire ou écrire, mais ils sont capables de se souvenir de centaines de chansons. Pourtant jamais un calypsonien ne chantera une chanson deux fois de la même façon ; il s’ennuierait. Ils se méprisent mutuellement. Plus ils ont faim et plus ils sont hautains. Un calypsonien parlera, par exemple, de ses collègues comme suit :
Marchent avec un cure-dent entre les lèvres,
Pour faire croire qu’ils viennent de manger,
S’ils achètent des lits à crédit dans les boutiques,
Les huissiers ne tardent pas à faire cesser ce trafic.
Le calypsonien, à sa façon, a une haute conception de l’éthique. À un collègue il peut voler une bouteille de rhum, une paire de chaussures ou une fille, mais jamais une chanson. « Executor aimerait mieux de loin se couper la gorge plutôt que de chanter une des chansons de Houdini, et vice versa », a dit Mr. Perez. Tous les calypsoniens sont persuadés que les femmes sont incapables de leur résister. King Radio, un petit homme borgne qui porte des lunettes de soleil, se vante d’être entretenu par cinquante femmes. Mr. Perez m’a cité une des chansons de Radio :
Jamais on ne retrouvera un amant comme moi.
Je suis l’unique et seul amant de Port-of-Spain.
Cinquante femmes m’entretiennent aujourd’hui
Et toutes font partie de la haute société ;
J’ai même un garçon qui s’occupe du téléphone
Au cas où tu voudrais m’appeler chez moi.
Nombre de chansons de Radio contiennent des conseils sur les femmes. Une de ses chansons a pour titre : « Homme malin, femme plus maligne ». Une autre commence comme suit :
Si tu veux être heureux et vivre longtemps,
Ne va pas épouser une jolie femme.
C’est simplement un point de vue logique,
Toujours aimer une femme plus laide que soi.
Les meilleures ventes de calypsos aux États-Unis sont celles des chansons qui parlent des aventures de Nettie, Nora, Lizzie et autres filles faciles. Celles qui parlent des qualités féminines de Mrs. Simpson et de l’abdication du roi Edward VIII se vendent aussi très bien. L’abdication a été le thème le plus populaire de l’histoire du calypso ; tous les chanteurs s’y sont essayés. On s’accorde en général à dire que Caresser a fait le meilleur travail. Il a eu l’idée que « le vieux Baldwin » avait emprisonné le roi en Angleterre pour l’empêcher de traverser l’océan et d’épouser Mrs. Simpson à New York. Voici le refrain de la chanson de Caresser :
C’est à cause de l’amour, et pour son amazone
Que le bon roi Edward abandonna le trône.
En voici quelques couplets :
Oh, quelle triste désenchantement
A dû vivre le britannique gouvernement.
Le dix décembre nous avons entendu la rumeur :
Il avait donné le trône au duc de York.
Désolé du chagrin que subira ma mère,
Mais je n’y peux rien du tout, il me faut partir.
J’ai l’argent nécessaire, la parole facile,
Ma démarche convient aux trottoirs de New York.
Si aucun bateau ne me sort de cette prison
Je le ferai à pied, pour trouver Miss Simpson.
Il dit mais ma couronne je peux pas l’oublier,
Mais cette Miss Simpson, je peux pas la laisser.
Si tu vois Miss Simpson avancer dans la rue,
Un corps brûlant qu’un ange il tomberait des nues.
Faites gronder les orgues, faites sonner les cloches,
Bonne chance au deuxième roi célibataire.
Gorilla, dans sa chanson d’abdication, était plus provocant. Il chantait :
Croyez-moi, les amis, si j’étais roi.
J’épouserais qui je veux, j’ai le choix.
Je me fous des rumeurs, si elle sait s’occuper
Du linge, du manger et qu’elle sait faire koké.
(1939)
Le Merveilleux saloon de McSorley
Récits New-yorkais
Translated by Bernard Hoepffner
Softcover, 544 pages
New York, années trente à cinquante. Voilà bien longtemps que les reportages, portraits et récits de Joseph Mitchell font partie des grands classiques de la littérature américaine. Il était donc grand temps de faire traduire ces récits fourmillant de personnages originaux et d’événements improbables.
Parus entre 1938 et 1955 dans le journal The New Yorker, les textes réunis dans le présent recueil, livre de chevet de Paul Auster, de Jonathan Lethem ou encore de Woody Allen, dessinent une sorte de tableau animé d’un milieu populaire new-yorkais en proie à une lente disparition. Avec ces portraits fouillés, le mythique père fondateur du « New Journalism » démontre de manière inégalée que le reportage de terrain peut être une discipline littéraire à part entière qui se lit avec gourmandise.